"C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule."


1.7.15

Où il est question de Luc, d'Harry et de RER...

Figure-toi que lundi, il y avait grève à la crèche. Jusque là, rien de très inhabituel, me diras-tu. Mais tant qu'à prendre ma journée, je me suis dit que j'allais laisser la Mouette à ma mère le matin et emmener le Pois chiche voir l'expo Harry Potter chez Luc Besson, à la Cité du Cinéma. Contrairement à mon habitude, j'ai voulu faire preuve d'organisation et j'ai pris mes petits billets sur Internet pour la séance de 10h30. Enfin, "petits billets"... Je me comprends. A trois, on en avait tout de même pour plus de 50 euros. Mais bon, l'amour n'a pas de prix et pour le reste, il y a Mastercard. Alors, j'ai promis à Môman d'être de retour à 13h30, ce qui lui laissait largement le temps d'être à l'heure chez le coiffeur. Et emportée par mon enthousiasme, j'ai proposé à mon neveu - de 13 ans, je suis pas totalement inconsciente, non plus - de venir avec nous.

Je dois dire que j'étais assez satisfaite de moi-même. Je repensais à notre journée chez Mickey, il y a quelques mois. Le Pois chiche m'en avait parlé avec des étoiles dans les yeux pendant des semaines. Un jour, au moment de se coucher, il m'avait même dit : "Tu sais, avant qu'on aille chez Disney, je trouvais que tu t'occupais trop de la Mouette..." Tout émue, j'avais demandé : "Et ce soir, tu trouves que je m'occupe trop d'elle ?" Il avait réfléchi un instant avant de répondre... "Non, ce soir tu ne t'es occupée d'aucun de nous deux." D'accord. Il n'empêche, je misais beaucoup sur ce presque tête à tête pour le détendre du slip. Parce que là, j'ai l'impression d'avoir un pré-ado de 6 ans à la maison et c'est parfois... fatigant (comprendre : je suis à deux doigts de demander l'asile politique dans une autre famille).

Mais je m'égare et tu te demandes sans doute où je veux en venir. Nous voilà donc partis à 9h45. Après avoir jeté un coup d'oeil sur le site de la Cité du Cinéma, je vois qu'on peut prendre le RER et je me dis que ce sera plus rapide que le métro. On arrive à Châtelet, le RER est à quai, on monte en courant dans le train. Baccalauréat, quizz sur tous les épisodes d'Harry Potter, je maîtrise à mort la situation, nous sommes d'une humeur de rose. Je montre un petit terrain de foot au Pois chiche en lui soutenant que c'est le Stade de France pour faire glousser mon neveu. Tiens, justement, on passe devant le Stade de France. Sans s'arrêter. Quelques minutes plus tard, on passe devant Aubervilliers. Sans s'arrêter. Tu vois où je veux en venir ou bien ? Tu ne dois pas souvent prendre le RER, mon cher Luc, mais moi, en revanche, je le prends assez régulièrement pour savoir qu'il faut vérifier qu'il s'arrête bien à ta gare. Sauf que là, j'ai oublié de le faire. Et que celui-ci, en l'occurrence, était direct jusqu'à Roissy. Oui, r.o.i.s.s.y. Comme dans : "Mon avion pour Tombouctou part de Roissy."

Je t'avoue que j'ai senti mon humeur vaciller. Mais je ne me suis pas laissée abattre. 50 minutes plus tard (oui, c.i.n.q.u.a.n.t.e.m.i.n.u.t.e.s) nous sommes arrivés à Roissy. D'où nous avons repris un train (heureusement un peu plus rapide) pour Paris. Évidemment, il ne s'arrêtait pas à Saint Denis. De Gare du Nord, nous sommes donc repartis vers Saint Denis. A ce stade, on avait épuisé toutes les lettres de l'alphabet et tous les épisodes de la saga. Les enfants jouaient sur un téléphone et j'avais une crampe aux lèvres à force de sourire en priant Sainte Rita, l'avocate des causes perdues, pour que Luc nous laisse entrer chez lui, malgré nos deux heures de retard.

Quand on est descendus à la Plaine Saint Denis, j'ai entré l'adresse dans mon GPS. Et j'ai découvert que la Cité du Cinéma était encore à 33 minutes à pied de la station de RER. Oui, t.r.e.n.t.e.t.r.o.i.s.m.i.n.u.t.e.s. Mon cher Luc, j'ai le regret de t'annoncer qu'à cet instant précis, j'ai dit des gros mots. Je crois bien que j'ai insulté ta maman, alors que c'est sûrement une brave femme. Mais tout de même, c'est un peu comme si je t'invitais dans le Marais et que je te disais de descendre à Concorde. Certes, la route est jolie, mais t.r.e.n.t.e.t.r.o.i.s.m.i.n.u.t.e.s. à pied, quoi. Là, je dois admettre que j'ai peut-être envisagé de rentrer à la maison. Avec quelques sanglots dans la voix. Mais ma reum a annulé son rendez-vous chez le coiffeur, le Pois chiche m'a regardé en faisant trembloter sa lèvre inférieure et on a pris un bus qui nous a déposés juste devant ta porte. A 12h45. J'avais faim, j'avais pas pris mon café, mais j'ai utilisé mes dernières ressources pour convaincre le Pois chiche de faire ses yeux de chat Potté à l'entrée. Ça a marché.

Une fois à l'intérieur, j'ai cru bêtement que le pire était derrière nous. Le Pois chiche a fait une photo avec la baguette d'Harry Potter, puis le Choixpeau l'a envoyé à Gryffondor : il était heu-reux. Sur le site, dont la précision laisse décidément à désirer, il était indiqué qu'il fallait compter 1h30 pour la visite. Ça, c'est sans doute quand on prend l'audioguide - à 5 euros. J'ai passé mon tour. Vingt minutes plus tard, je me suis naïvement exclamée : "Oh, c'est le Chemin de Traverse !" "Euh non, m'a répondu mon neveu. Ça, c'est la boutique." Vu le prix du billet, ving minutes de visite, c'est court. Mais soit. Le Pois chiche s'est précipité sur la baguette d'Harry Potter - à 45 euros. J'ai dit non. Mais imagine-toi qu'à cet instant, il a découvert qu'il avait TOUJOURS rêvé d'avoir la baguette d'Harry Potter. J'ai dit : "Ton père est menuisier, il te la fera lui-même." Ça m'a rappelé l'époque où je rêvais de balancer à la poubelle les magnifiques couvertures en crochet que me faisait mon arrière-grand-mère pour ENFIN avoir la couverture en polyester rose vendue avec le lit à baldaquins de Barbie. J'ai proposé qu'on aille plutôt chercher notre photo. Une photo numérique format A5 où l'on nous voyait avec nos baguettes sur les différents décors clés du film - à 18 euros LA photo. J'ai dit non. Le Pois chiche a pleuré parce qu'il voulait la baguette depuis TOUJOURS, j'avais toujours pas bu mon café, je l'ai traité d'ingrat et mon neveu a dit : "On n'a qu'à prendre les bonbons à la crotte de nez."

Bref, on est allés voir l'expo Harry Potter. 



13.2.15

Au revoir Francis


Je ne garderai de toi ni ta silhouette décharnée, ni ton regard absent, ni la morne tristesse qui imprégnait ta chambre d'hôpital. C'est la dernière fois que je t'ai vu et déjà, tu semblais comme rapetissé, concentré entièrement sur ta peur de la douleur et de la mort.

Je garderai plutôt ta voix rocailleuse où roulait encore l'accent de Bordeaux, ta maigreur élégante, tes lunettes ébréchées, ton sourire édenté, ta nonchalance de clochard céleste...
Je garderai précieusement les histoires que j'ai appris à ne pas prendre pour argent comptant - "Tu sais à quoi ça sert, un enjoliveur, sur une voiture ? A la rendre plus jolie. Eh bien moi, c'est pareil : j'enjolive !"
Je garderai ta façon de demander de l'argent comme si tu redistribuais les richesses.
Je garderai le goût de la bouteille de vin que tu m'as offerte pour la naissance de ma fille.
Je garderai le souvenir de la côte de boeuf qu'on s'est envoyée pour fêter ton nouveau dentier, ce même dentier que tu as ensuite égaré et que les éboueurs t'ont rapporté deux jours plus tard.

Je te garderai tel que tu étais le soir où tu m'as emmenée au théâtre, ronflant comme un sonneur sur ton fauteuil de velours rouge, hermétique aux murmures désapprobateurs de tes voisins.
Je te garderai tel que tu étais le matin où je t'ai vu débarquer pour notre café matinal, sale comme un peigne, avec un coquart et du sang sur la figure, hilare, le front ceint d'une lampe frontale allumée, sortant d'une nuit de beuverie dans les catacombes.



Tout cela, je le garderai précieusement dans un coin de ma mémoire.
Le 12 février, tu aurais eu 58 ans.

Au revoir 6francs, au revoir mon Francis, tu vas me manquer.


Ps : Si toi aussi, tu veux entendre la voix rocailleuse de mon ami, tu peux l'écouter lors de son passage chez Stephane Paoli sur France Inter ICI.

20.1.15

Le Pois chiche et les terrifieurs

(c) JEROME LIEBLING - "Behind tenement" Holyoke 1982


Vendredi 9 janvier. J'ai expliqué les événements de cette terrible journée au Pois chiche, sans trop édulcorer. J'ai évoqué les morts, j'ai parlé de Charlie Hebdo, j'ai essayé d'expliquer la satire et la liberté d'expression. Je ne suis pas non plus entrée dans les détails. Je ne lui ai pas raconté la bouffée de panique qui m'a fait quitter le bureau en hâte pour être à l'école plus tôt que d'habitude, comme si moi seule pouvais le protéger de la folie du monde. Je ne lui ai pas dit le cœur qui s'emballe, les yeux humides et la peur irraisonnée de le perdre qui me submerge soudain. Il a suffi de la chaleur moite de sa main dans la mienne, du flot monomaniaque de paroles que déversaient ses lèvres, de ses cheveux ras et doux sous mes caresses et du reflet velouté de ses yeux noisette pour que mon cœur affolé retrouve son rythme normal tandis que nous cheminions ensemble vers la crèche de la Mouette. On en a un peu reparlé dans la soirée, j'avais imprimé le numéro spécial du Petit Quotidien, mais j'ai senti qu'il n'était pas demandeur. Au moment de se laver les dents, seul avec moi dans la salle de bains, il a eu un moment de réflexion...

- Tu sais maman, quand je serai mort, je t'aimerai encore.
- Euh... Oui, moi aussi, quand je serai morte, je t'aimerai encore. Mais bon, on a un peu de temps devant nous, quand même. Je ne vais pas mourir tout de suite.
- D'ici 20 ou 30 ans.
- Ah. C'est un peu tôt, non ?
- Bon, tu mourras quand j'aurai 46 ans.
- Au moins, je suis prévenue. Je vais me préparer.
- Mais s'il y a des voleurs qui viennent chez nous, je préfère que ce soit moi qui meure.
- S'il y a des voleurs qui viennent chez nous, personne ne meurt. On les met dehors avec un bon coup de pied aux fesses !
- Et s'ils ont des pistolets ?
- Les voleurs, mon chaton, ils n'ont pas de pistolet (oui bon, j'ai menti). C'est très rare de voir quelqu'un avec un pistolet. Moi, par exemple, j'ai presque 20 ans (et des broutilles) et je n'ai jamais vu quelqu'un avec un pistolet.
- Mais les gens qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo, ils avaient des pistolets.

Nous y voilà... Tu les vois, les méandres tortueux de sa pensée ? J'ai évidemment répété qu'il n'allait pas mourir ni moi non plus, que ce qui s'était passé était tout à fait exceptionnel et que lui, le Pois chiche, n'avait rien à craindre. Et quelques jours plus tard, juste avant de partir à l'école...

- Tu veux que je te dise pourquoi les terrifieurs, ils ont tué les gens de Charlie Hebdo ?
- Dis-moi ?
- Pour nous faire PEUR. Et c'est pour ça qu'il faut pas avoir peur.

Je crois qu'on peut dire qu'il a compris l'essentiel.

8.1.15

C.H.I.A.L.E.R.



Le 12 octobre 1936, face au général franquiste Millan Astray et à ses phalangistes hurlant "Vive la mort !" et "Mort aux intellectuels !", le philosophe Miguel de Unamuno, recteur de l'université de Salamanque fit la réponse suivante :
Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme «  A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire  que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort.
Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide. Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi. Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme. Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je, sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité,  ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan Astray voudrait créer une nouvelle Espagne - une création négative sans doute - qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre.
Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit. »

Aujourd'hui encore, les obscurantistes possèdent une surabondance de force brutale, mais ils n'ont ni la raison ni le droit dans leur combat. Hier, des hommes ont tué d'autres hommes et je me demande comment l'expliquer au Pois chiche.

(Le dessin est de Banksy et le discours d'Unamuno a été traduit par Michel Del Castillo)