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(c) JEROME LIEBLING - "Behind tenement" Holyoke 1982 |
Vendredi 9 janvier. J'ai expliqué les événements de cette terrible journée au Pois chiche, sans trop édulcorer. J'ai évoqué les morts, j'ai parlé de Charlie Hebdo, j'ai essayé d'expliquer la satire et la liberté d'expression. Je ne suis pas non plus entrée dans les détails. Je ne lui ai pas raconté la bouffée de panique qui m'a fait quitter le bureau en hâte pour être à l'école plus tôt que d'habitude, comme si moi seule pouvais le protéger de la folie du monde. Je ne lui ai pas dit le cœur qui s'emballe, les yeux humides et la peur irraisonnée de le perdre qui me submerge soudain. Il a suffi de la chaleur moite de sa main dans la mienne, du flot monomaniaque de paroles que déversaient ses lèvres, de ses cheveux ras et doux sous mes caresses et du reflet velouté de ses yeux noisette pour que mon cœur affolé retrouve son rythme normal tandis que nous cheminions ensemble vers la crèche de la Mouette. On en a un peu reparlé dans la soirée, j'avais imprimé le numéro spécial du Petit Quotidien, mais j'ai senti qu'il n'était pas demandeur. Au moment de se laver les dents, seul avec moi dans la salle de bains, il a eu un moment de réflexion...
- Tu sais maman, quand je serai mort, je t'aimerai encore.
- Euh... Oui, moi aussi, quand je serai morte, je t'aimerai encore. Mais bon, on a un peu de temps devant nous, quand même. Je ne vais pas mourir tout de suite.
- D'ici 20 ou 30 ans.
- Ah. C'est un peu tôt, non ?
- Bon, tu mourras quand j'aurai 46 ans.
- Au moins, je suis prévenue. Je vais me préparer.
- Mais s'il y a des voleurs qui viennent chez nous, je préfère que ce soit moi qui meure.
- S'il y a des voleurs qui viennent chez nous, personne ne meurt. On les met dehors avec un bon coup de pied aux fesses !
- Et s'ils ont des pistolets ?
- Les voleurs, mon chaton, ils n'ont pas de pistolet (oui bon, j'ai menti). C'est très rare de voir quelqu'un avec un pistolet. Moi, par exemple, j'ai presque 20 ans (et des broutilles) et je n'ai jamais vu quelqu'un avec un pistolet.
- Mais les gens qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo, ils avaient des pistolets.
Nous y voilà... Tu les vois, les méandres tortueux de sa pensée ? J'ai évidemment répété qu'il n'allait pas mourir ni moi non plus, que ce qui s'était passé était tout à fait exceptionnel et que lui, le Pois chiche, n'avait rien à craindre. Et quelques jours plus tard, juste avant de partir à l'école...
- Tu veux que je te dise pourquoi les terrifieurs, ils ont tué les gens de Charlie Hebdo ?
- Dis-moi ?
- Pour nous faire PEUR. Et c'est pour ça qu'il faut pas avoir peur.
Je crois qu'on peut dire qu'il a compris l'essentiel.