[J'ai découvert récemment Letters of Note, un blog qui, comme son nom l'indique, publie des lettres exceptionnelles. Certaines ont été écrites par des gens connus, d'autres par des gens qui ne l'étaient pas encore et d'autres encore par des inconnus. Parfois elles me touchent, parfois elles me font rire. Le billet qui suit et que j'ai traduit dans son intégralité est le premier sur lequel je suis tombée. Depuis, je suis fan.
Et si tu es Mexicaine et que tu t'appelles Agnès, je tiens à te signaler que la dernière lettre publiée est de Patty Smith...]
En août 1865, un colonel P.H. Anderson, de Big Spring, dans le Tennessee, écrivit à son ancien esclave, Jourdon Anderson, pour l’inviter à revenir travailler sur sa ferme. Jourdon – qui, depuis son émancipation, était parti dans l’Ohio, avait trouvé un emploi salarié et subvenait désormais aux besoins de sa famille – lui fit une réponse remarquable dans la lettre ci-dessous (et qu’il avait, d’après les journauxde l’époque, dictée.)
En août 1865, un colonel P.H. Anderson, de Big Spring, dans le Tennessee, écrivit à son ancien esclave, Jourdon Anderson, pour l’inviter à revenir travailler sur sa ferme. Jourdon – qui, depuis son émancipation, était parti dans l’Ohio, avait trouvé un emploi salarié et subvenait désormais aux besoins de sa famille – lui fit une réponse remarquable dans la lettre ci-dessous (et qu’il avait, d’après les journauxde l’époque, dictée.)
Plutôt que de souligner les nombreux passages savoureux,
je me contenterai de vous laisser apprécier la lettre. Assurez-vous
de la lire jusqu’au bout.
EDIT : Allez voir chez Kottke pour découvrir
brièvement ce qu’il est advenu de Jourdon et de sa famille par la suite.
(Source : The Freedmen’s Book. Image : Un groupe d'esclaves en fuite en Virginie en 1862, avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque du Congrès américain)
Dayton, Ohio,
7 Août 1865
A mon ancien maître, le colonel P.H. Anderson, Big
Spring, Tennessee
Monsieur : j’ai reçu votre lettre et j’ai découvert avec plaisir que
vous n’aviez pas oublié Jourdon et que vous vouliez que je revienne vivre avec
vous, promettant que vous pouviez faire plus pour moi que n’importe qui d’autre.
J’ai souvent pensé à vous avec gêne. Je croyais que les Yankees
vous avaient pendu il y a bien longtemps après avoir découvert que vous aviez caché des rebelles chez
vous. J’imagine qu’ils n’ont jamais rien su de votre virée chez le colonel
Martin pour tuer ce soldat de l’Union que sa compagnie avait laissé dans leur étable.
Bien que vous m’ayez tiré dessus à deux reprises avant que je vous quitte, je
ne vous souhaitais pas d’être blessé et je suis heureux de vous savoir toujours
en vie. Ce serait bien de retourner dans notre chère vieille maison et de
revoir Mlle Mary et Mlle Martha, Allen, Esther, Green et Lee. Transmettez-leur à
tous mes amitiés et dites-leur que nous nous reverrons dans un monde meilleur,
sinon dans celui-ci. J’aurais aimé revenir vous voir tous quand je travaillais
à l’hôpital de Nashville, mais un voisin m’a dit qu’Henry était décidé à m’abattre
s’il en avait l’occasion.
Je veux savoir en quoi consiste exactement la bonne
proposition que vous me faites. Je m’en sors raisonnablement bien, ici. Je
gagne vingt-cinq dollars par mois, avec la nourriture et les vêtements ; j’ai
une maison confortable pour Mandy, - les gens d’ici l’appellent Mme Anderson –
et les enfants – Milly, Jane et Grundy – vont à l’école et travaillent bien. L'instituteur dit que Grundy ferait un bon prédicateur. Ils vont à l’école du dimanche
et Mandy et moi, nous allons régulièrement à la messe. On nous traite décemment.
On entend parfois dire : « Ces gens de couleurs étaient
esclaves là-bas, dans le Tennessee. » Les enfants se sentent blessés par
ce genre de propos, mais je leur réponds que ce n’était pas une honte dans le
Tennessee d’appartenir au colonel Anderson. Beaucoup de moricauds auraient été
fiers, comme je l’étais, de vous appeler maître. Maintenant, si vous m’écriviez
pour me préciser quelle rémunération vous envisagez de me donner, je serais plus à
même de décider s’il est dans mon intérêt de revenir.
Quant à ma liberté, dont vous dites que je peux l’avoir,
il n’y a rien à gagner de ce côté, puisque j’ai obtenu mon titre d’affranchissement
en 1864, de la main du maréchal prévôt de Nashville. Mandy proteste qu’elle aurait
peur de revenir sans avoir la preuve que vous nous traiterez de façon équitable
et décente ; nous avons donc convenu d’éprouver votre sincérité en vous
demandant de nous envoyer nos gains pour la période pendant laquelle nous vous
avons servi. Cela nous permettra de solder les vieux comptes et de nous fier à
votre équité et votre amitié à l’avenir. Je vous ai servi fidèlement pendant
trente-deux ans, et Mandy pendant vingt ans. A vingt-cinq dollars par mois pour
moi et deux dollars par semaine pour Mandy, nos émoluments s’élèvent à onze
mille six cent quatre-vingts dollars. Ajoutez à cela les intérêts pour tout le
temps où vous avez retenu nos gains et déduisez ce que vous ont coûté nos vêtements, ainsi que les trois visites du docteur pour moi et la dent
arrachée de Mandy, et la différence vous dira ce à quoi nous avons droit en
toute justice. Merci d’envoyer l’argent par Adams Express, aux bons soins de Monsieur
V. Winters, Dayton, Ohio. Si vous ne nous payez pas les loyaux services passés,
nous ne pourrons avoir qu’une confiance réduite dans vos promesses pour l’avenir.
Nous sommes sûrs que le Créateur vous a ouvert les yeux sur le tort que vous et
vos ancêtres nous avez fait, à moi et à mes ancêtres, en nous forçant à trimer pendant
des générations sans la moindre récompense. Ici, je touche ma paie chaque samedi
soir, mais dans le Tennessee, il n’y avait jamais de jour de paie pour les
nègres, pas plus que pour les chevaux et les vaches. Le jour du jugement viendra
sûrement pour celui qui prive le travailleur de ses droits.
Lorsque vous répondrez à cette lettre, merci de nous dire
si ma Milly et de ma Jane seront en sécurité, car ce sont maintenant deux
grandes et jolies jeunes filles. Vous savez comment ça s’est passé pour la
pauvre Matilda et la pauvre Catherine. Je préfèrerais encore rester ici la faim
au ventre – et même mourir, s’il le faut – plutôt que de voir mes filles
exposées à la honte par la violence et la cruauté de leurs jeunes maîtres. Merci
aussi de nous indiquer s’il y a des écoles ouvertes aux enfants de couleur près
de chez vous. Mon plus grand désir aujourd’hui, c’est que mes enfants soient
instruits et qu’ils développent de saines habitudes.
Dites bonjour à George Carter et remerciez-le de vous
avoir ôté le pistolet des mains quand vous me tiriez dessus.
Votre ancien serviteur,
Jourdon Anderson
Grandiose!
RépondreSupprimerHélas, de nos jours, il y a de moins en moins de lettre manuscrites... quelle matière auront les historiens dans les siècles à venir?
Oh, je crois que les historiens trouveront toujours matière à... Quand tu vois qu'ils ont réussi à découvrir une nouvelle branche humaine à partir d'un simple morceau de phalange en Sibérie ! Mais c'est vrai que c'est dommage que l'écriture manuscrite se perde. Tu sais que je galère comme une malade quand il faut que j'écrive à la main ? Je suis obligée de faire 18 brouillons si je veux obtenir un truc à peu près propre.
Supprimerj'ai oublié un S à lettre...
RépondreSupprimerY en a tellement de moins en moins qu'y en a plus qu'une, de lettre :-)
SupprimerBelle trouvaille, le texte est incroyable. Je file voir les liens, merci!
RépondreSupprimerOh oui, tu vas voir, c'est une mine !
Supprimeroui, c'est moi? Je suis allée fureter sur ce site il y a quelques semaines (ou jours, je perds la notion du temps), par ton entremise, et cette lettre m'a mis les larmes aux yeux et m'a fait rire en même temps. Je file lire celle de Patti Smith! Merci pour la traduction! chouette travail! tu mérites un mojito.
RépondreSupprimer@LaBlonde: mais écrivons-nous donc des lettres de papier bon sang mais c'est bien sûr. Lançons l'affaire.
Un mojito, tu sais me parler toi :-)
Supprimer(mais c'est pas plutôt la tequila, la boisson nationale par chez toi ?)
Il me semble bien qu'à un moment, j'avais lu qq chose sur un projet qui consistait à envoyer une lettre manuscrite par semaine pendant un an... On pourrait peut-être relancer l'idée ?
Extraordinaire, merci pour la traduction!
RépondreSupprimerA la blonde : ils iront fouiller dans les "archives" numériques ;-) ; blogs, facebook et cie...
De rien, ce genre de texte est encore plus savoureux quand on peut le partager avec d'autres...
Supprimerdites merci a Georges Carter pour avoir sauver la vie d un Homme et nous permettre de frissoner a la lecture de sa lettre...
RépondreSupprimerEmma from Sf
C'est clair ! Merci George Carter !
SupprimerÇa va mieux, toi ?
Excellent ce blog (le votre et Letters of Note), décalé , frais , original. Je reviendrais!
RépondreSupprimerMerci et bienvenue ! ^_^
Supprimerlà, c'est moi qui ai des frissons en lisant ces mots...merci pour la traduction et le partage.
RépondreSupprimerOn se dit quand même que ça devait un sacré bonhomme,le Jourdon, hein ?
Supprimerah la lettre de Patti Smith! merci ;) et tu as lu celle de Bradbury! génial ce site, merci Céleste! (et pour les lettres manuscrites, oui oui, réflechissons).
RépondreSupprimerEt la lettre de Groucho Marx, tu l'as lue ? Elle est juste hilarante !
Supprimerhttp://www.lettersofnote.com/2012/02/go-easy-with-my-money.html
ah, je jubile, j'aime quand les mots font mouche l'air de pas y toucher. un petit côté "inconnu à cette adresse" dans le genre correspondance qui late :-)
RépondreSupprimermerci pour traduction, je m'en veux d'être une quiche en anglais.
sinon monsieur et moi-même avons gardé toute notre prolifique correspondance de nos débuts. peut-être nos filles les liront-elles un jour...
Inconnu à cette adresse, qu'est-ce que c'était bien... Mais le sommet de la lettre qui latte, c'est quand même Les Liaisons Dangereuses, en particulier la lettre de rupture dictée par la marquise de Merteuil à Valmont : "Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre. Ce n’est pas ma faute." Rhaaaaa, ça me met en transe !!!
SupprimerGénial !! Quelle plume ce Jourdon !
RépondreSupprimerEt merci pour ta traduction (parce que "very quiche in english" je suis...). Je crois même que je vais la garder dans un coin de mon ordi pour mes élèves de l'an prochain.
Et c'est vrai que ça manque de ne plus écrire et recevoir de vraies lettres.
Oh, si tu l'utilises avec tes élèves, tu me diras : je serais drôlement fière !
SupprimerBon, si ça manque à tout le monde, je me motive et je lance un projet 52 lettres...
Je voudrais vous rassurer : l'écriture manuscrite n'est pas en voie de disparition. Cela fait 8 mois que je tue des Pilot Réxgrip toute la journée pour une collectivité à la noix du 44. 250 dossiers X 30 lignes en moyenne = 7500 lignes. Le souci, c'est que le contenu est beaucoup moins intéressant que la lettre ci-dessus et je doute qu'un historien puisse, un jour, se passionner pour mon travail. Merci pour la découverte, Céleste. C'est toujours chouette, de passer chez toi, surtout quand on en perd le sens de l'humour, de pratiquer l'activité sus-décrite.
RépondreSupprimerY a encore des collectivités où on écrit des trucs à la main ? J'en reste baba...
SupprimerNe perds surtout pas ton sens de l'humour, je suis sûre que ta résilience est largement supérieure à celle du Pilot rexgrip ^_'
Géantissime ! merci pour la découverte !!!
RépondreSupprimerDe rien !
SupprimerC'est aussi pour ça que j'aime la blogo : découvrir.
RépondreSupprimerMerci !
Merci pour ton blog. J'ai lu et apprécié la lettre. Et j'ai tout de suite marqué ton blog, je vais y revenir régulièrement. Merci!
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