"C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule."


30.1.12

Le retour de la fête du slip



Comme je l'ai peut-être déjà mentionné, j'habite le même immeuble depuis très longtemps. Entre mon épicier et moi, c'est comme qui dirait une histoire d'amour. Raouf m'a connue à 20 ans, perdue dans un immense baggy et nattes au vent, poussant à fond le volume de mon ampli pour permettre à Gravediggaz de couvrir la voix des petits chanteurs à la croix de bois le soir de la fête de la musique... A l'époque, on descendait "chez le rebeu" qui était ouvert sept jours sur sept, jusqu'à une heure du matin. Ses collègues et lui dormaient à tour de rôle, dans un studio à l'étage au-dessus. Malgré des prix assez prohibitifs, c'est souvent là qu'on s'achetait des pâtes en fin de mois, parce qu'il nous faisait volontiers crédit. Et il a encore sur sa porte un dessin que lui avait fait mon compagnon d'alors.

Quinze ans plus tard, on descend chez Raouf ou chez l'épicier. Le magasin est ouvert jusqu'à vingt-deux heures, tous les jours sauf le lundi. Après avoir obtenu la nationalité française, il s'est marié et il a maintenant deux beaux enfants. Souvent, quand on sort de la maison, on passe lui dire bonjour, même si on n'a besoin de rien. Et bien sûr, depuis que le Pois chiche est en âge de marcher, il a toujours droit à un fruit ou une sucrerie. Autant te dire que j'ai été obligée d'interdire qu'on lui donne quoi que ce soit tant qu'il n'a pas observé quelques règles élémentaires de politesse, parce qu'il a une fâcheuse tendance à débarquer dans la boutique en bramant : "Un bonbon !" Parfois, Raouf s'amuse à demander s'il peut venir dormir chez nous et écoute en rigolant mon ingrat de fils lui expliquer avec le plus grand sérieux que hélas, c'est impossible. Tu comprends, il y a trop de jouets dans sa chambre et il ne peut plus accueillir personne. Hospitalité légendaire du nain. Hier, Raouf lui lance au passage : "Au fait, je peux venir chez toi, ce soir ?"

Réponse inspirée du Pois chiche : "Ah non, il y a trop de bazar. Tu sais, chez moi, c'est pas la fête du slip, c'est la fête du bazar."

25.1.12

Lu en 2012 #1 *



Le Schmat doudou
 Pour fêter la naissance de Joseph, son grand-père tailleur lui offre une couverture qui devient son doudou. Plus tard, lorsque sa mère veut jeter la couverture abîmée, Joseph court voir le vieil homme qui la transforme en veste. Au fil des ans, le schmat doudou devient ainsi cravate, mouchoir, puis bouton, jusqu'à ce que l'enfant devenu grand n'en ait finalement plus besoin.
 Un joli conte traditionnel sur le passage à l'âge adulte et des illustrations dans lesquelles je retrouve cette raideur tendre et mélancolique que j'associe à la culture yiddish.
 Le Schmat doudou, raconté par Muriel Bloch et illustré par Joëlle Jolivet, Syros, Coll. Paroles de conteur, 2009.




Une certaine idée du bonheur
 Je vais essayer de te retracer le cheminement qui s'est opéré dans ma tête entre le moment où j'ai découvert le bouquin, celui où je l'ai lu et celui où j'ai entrepris de te le conseiller...  Attention, c'est complexe.
Après avoir parcouru le résumé en quatrième de couverture, j'ai aussitôt classé le livre dans la catégorie chick litt. Ça ne m'a pas empêchée de le prendre et même, truc de dingue, de le lire dans la foulée. Pourtant, il y a moult oeuvres autrement plus prometteuses dans ma pile de livres à lire qui tangue vertinigeusement et menace de s'effondrer à tout moment. A la réflexion, je crois que c'est à cause du nom de l'auteur : Rachel Kadish. Ça m'a fait penser à "Kadish pour l'enfant qui ne naîtra pas" de Kertesz et ça a suffi à me convaincre. Réflexe de Pavlov. Finalement, j'ai plutôt été déçue en bien, comme dit mon père (il est persuadé que c'est une expression courante en Suisse, mais les Suisses n'ont pas l'air de le savoir)... Sauf que tout à coup, au moment de t'en parler, je me rends compte que je ne sais plus ce que ça raconte. Le trou noir. Bref, j'ai fait des recherches et je me suis rappelé que l'héroïne était une universitaire new yorkaise d’une trentaine d’années. Il y a une histoire d'amour qui ne m'a pas passionnée, mais il y a aussi une intrigue assez géniale autour de sa titularisation et des rapports compliqués entre les différents membres du département de littérature. Pour moi, c'est ce qui sauve le livre.
 Une Certaine idée du bonheur de Rachel Kadish, roman traduit de l'américain par Céline Leroy, Sonatine, 2011.




La Colo de Kneller  
Pour ceux qui mettent fin à leurs jours, l'au-delà ressemble étrangement à l'ici-bas. On s'y fait livrer des pizzas et on se retrouve entre suicidés pour boire un coup au bar du coin en compagnie d'un Kurt Cobain obsédé par sa propre notoriété. Mais lorsqu'il apprend qu'Erga, dont il était amoureux de son vivant, s'est suicidée aussi, Hayim décide de partir à sa recherche...
 C'est un ovni littéraire, un texte surréaliste assez court plein d'un humour absurde et totalement désespéré qui me fait irrésistiblement penser aux blagues juives que mon grand-père aimait tant. Ça m'a donné envie de lire d'autres choses de Keret (à lire sur le sujet, cet article du Monde diplomatique).
 La Colo de Kneller d'Etgar Keret, roman traduit de l'hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud, 2001.

* Une nouvelle catégorie dont l'intitulé, simple et efficace, a été trouvé chez Ktl

16.1.12

La reine des gitans et des chats


 Hier, j'ai emmené le Pois chiche au cirque... Je t'avoue que j'y allais à reculons, d'autant que j'ai été un peu échaudée par une précédente expérience, il y a quelques semaines. On était allés voir le cirque Pinder* avec le grand copain du nain - appelons-le Lupin pour rester dans la métaphore légumineuse. Alors c'est vrai qu'on est arrivés tard. Je me doutais qu'à cette heure-là, on avait peu de chances d'être placés tout devant, mais je ne me sentais pas non plus de poireauter une heure avec deux gnomes surexcités en attendant le début du spectacle. Toujours est-il que les seules places qu'on a trouvées étaient à environ 1200 mètres au-dessus du niveau de la mer trèèèèèèèès haut dans les gradins. Derrière une colonne. Avec les spots dans la gueule. Quant au spectacle lui-même, disons simplement qu'il est réglé comme du papier à musique. Les numéros s'enchaînent, les artistes ont l'air au bord du nervous breakdown (quatre représentations par jour, on les comprend) et la moindre babiole lumineuse te coûte un rein (tiens, ça me fait penser qu'il est temps d'aller vider ma poche urinaire). Pour être tout à fait honnête, le Pois chiche et son Lupin étaient enchantés. Ils ont vu des tigres, des lions et des dromadaires, ça a suffi à leur bonheur. Mais moi, j'ai juste trouvé que c'était l'usine. Sans âme, tu vois ?


Alors quand on est arrivés Porte de Champerret et que j'ai vu la tente flanquée de ses trois roulottes, dont une sur laquelle on pouvait lire : "Madame Irma vous lit les lignes de la main jusqu'au coude," j'ai tout de suite eu le sourire aux lèvres. Ce n'était pas le premier spectacle des Romanès que je voyais et j'avais dûment averti le Pois chiche qu'il n'y aurait sans doute pas d'animaux. Sous le chapiteau, on est accueilli par Mme Romanès en personne. D'ailleurs, je reconnais sa voix : c'est déjà elle qui m'a rappelée quand j'ai laissé un message chez eux - genre dans leur roulotte, quoi - pour réserver. La piste est recouverte de tapis persans. Dans un coin, à côté d'un fauteuil Louis XV, un des enfants de la famille joue en traînant derrière lui un chien en peluche attaché à une laisse. Bientôt, la représentation commence dans un joyeux bordel. L'orchestre s'avance, puis recule, s'avance à nouveau, les chanteuses sont assises derrière avec des bébés sur les genoux, une femme passe en tournoyant dans un cerceau, deux gamines dansent en ondulant du ventre, un type fait le tour de la piste avec une chèvre ("Tu vois, maman, qu'il y a des animaux !")... Le spectacle est dédié à la fille cadette d'Alexandre et Délia Romanès, c'est elle la reine des gitans et des chats. J'étais tout émue de la voir jeter des coups d’œil sur son acolyte pour ne pas se tromper dans sa chorégraphie ou d'entendre la famille l'encourager quand elle s'est lancée dans un numéro de rubans aériens. Le clown n'a pas de nez rouge, ni de grandes chaussures - pourtant, je peux te dire que le Pois chiche était littéralement écroulé de rire. Et moi aussi, je me suis laissé séduire par ses jongleries et sa nonchalance burlesque. Alors oui, ça n'a rien de virtuose et le chat n'a pas daigné nous honorer de sa présence ("C'est un gitan, il travaille quand il veut" paraît-il). Et même, le jongleur fait parfois tomber ses quilles, mais ses yeux pétillent et le fil-de-fériste est incroyable. Dans ce cirque à taille humaine, tout est authentique et c'est peut-être pour ça que la magie opère. A la fin du spectacle, Délia vend des beignets et du vin chaud au milieu de la piste, tandis qu'Alexandre exhibe l'affiche du spectacle "vendue 1 , pour financer le cirque Pinder" (tu penses bien que je me suis ruée dessus), ainsi que trois livres publiés chez Gallimard (j'ai découvert sur gougeul qu'il avait été ami avec Jean Genêt, quand même). Deux recueils de poèmes et une compilation d'histoires et de proverbes gitans dont il nous donne un aperçu en hommage aux élections à venir : "Quand un homme veut à tout prix le pouvoir, il ne faut surtout pas le lui donner."



"La Reine des gitans et des chats" du cirque tzigane Romanès, porte de Champerret, jusqu'au 4 mars 2012.

* Merci à l'adorable Mme Gloubi de nous avoir si gentiment fait profiter de ses places en trop !